Qu’est-ce que le « contrôle coercitif » ?

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Une audience historique s’est tenue à la Cour d’appel de Poitiers le 29 novembre 2023. La cour avait en effet réuni ce jour-là des dossiers pénaux de violences intra-familiales auxquels elle a appliqué la notion de contrôle coercitif.

Avec:

  • Andreea Gruev-Vintila, docteure en psychologie, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches (HDR) à l’UFR Sciences sociales et administration de l’Université Paris-Nanterre, chercheuse au Laboratoire Parisien de Psychologie Sociale
  • Éric Corbaux, procureur général près la Cour d’appel de Poitiers

Pour la première fois, une juridiction française a fait explicitement le lien entre les violences répréhensibles par la loi et un certain type de comportements quotidiens dont aucun pris isolément n’est en soi répréhensible, mais dont l’accumulation au fil des années dessine une relation dégradante faite de disqualification et de destruction.

Les mécanismes du contrôle coercitif

Andreea Gruev-Vintila : On est quand même face à 2 000 ans d’invisibilisation de la vraie nature des violences faites aux femmes. Le problème, les femmes le disent, ce n’est pas tellement l’agression, ce qu’elles décrivent, c’est une captivité, c’est du terrorisme intime, c’est du totalitarisme.

Le contrôle coercitif est une « conduite calculée et malveillante déployée presque exclusivement par les hommes pour dominer une femme, en entremêlant des violences physiques répétées avec des tactiques de contrôle tout aussi importantes«  : isolement, privation de droits et de ressources des femmes, exploitation de leurs ressources, régulation de leur comportement quotidien pour contraindre à l’obéissance, intimidation, menaces, envahissement de l’espace personnel de l’autre, à exercer sur elle un contrôle permanent, à multiplier les actes d’intimidation et de traque (stalking), ce qui condamne à l’isolement et à la disparition de toute autonomie.

Andreea Gruev-Vintila : “J’ai à l’esprit une étude australienne évoquée par le procureur général australien, qui montre que sur  112 dossiers d’homicide conjugal, il y a 111 féminicides et un homicide de la femme sur l’homme. Mais la femme était contrôlée coercitivement pendant de longues années avant de mettre fin de cette façon-là.”

Andreea Gruev-Vintila : “Ce qu’il faut se dire avec le contrôle coercitif, c’est que s’il fonctionne avec des militaires américains, des aviateurs d’élite pendant la guerre froide, il fonctionne avec tout le monde. Donc, dans ce sens-là, ce n’est pas un processus qui est genré. En revanche, il a des effets genrés à cause des inégalités structurelles femmes-hommes.“

Éric Corbaux : Tous les actes, les éléments constitutifs de ce contrôle coercitif sont des atteintes aux droits humains à l’intérieur de la sphère familiale. Interrogeons-nous sur cette protection au sein de la cellule familiale où et en grande proportion, en grande majorité, les femmes sont privées de leur liberté d’aller et venir, sont privées de la liberté de rencontrer qui elles veulent, parce que souvent c’est ‘on ne va plus voir tes parents, on va plus voir tes amies’, elles sont suivies, elles sont repérées en permanence, elles sont empêchées de travailler.”

Une incrimination particulière dans certains pays

Une telle relation s’étend souvent sur plusieurs années et peut perdurer après la séparation physique des époux, par de nouveaux moyens, y compris par l’intermédiaire d’exercice des droits parentaux, des procédures judiciaires, des professionnels non formés à détecter cette dynamique relationnelle…, etc. Maintenant que cette relation est caractérisée, pourquoi attendre pour intervenir qu’un drame arrive, que des violences physiques soient perpétrées contre la femme le plus souvent et parfois contre les enfants ? C’est la raison pour laquelle le contrôle coercitif fait l’objet dans de nombreux pays d’une incrimination particulière, car c’est peut-être la solution de la lutte contre les violences intra-familiales.

Éric Corbaux : Il y a 20 ans ou il y a même 10 ans peut-être, il était courant d’entendre que l’on pouvait être un mauvais mari, mais on était ou on devait être un bon père, donc il faut garder les liens. Les juges ont évolué aussi là-dessus parce qu’ils se sont formés. Et je crois que le mot le plus important peut-être à rappeler et sur lequel il faut insister, c’est la formation. Il faut que les magistrats, comme les policiers, comme les gendarmes, comme tout le monde, soient formés à ces concepts psychosociaux, dont notamment le contrôle coercitif.”

Pour mieux saisir l’intérêt de cette nouvelle arme dans l’arsenal pénal afin de mieux lutter contre le fléau des violences intra-familiales, « Esprit de justice » a invité Andreea Gruev-Vintila, Maitresse de conférences HDR en psychologie sociale à l’université de Paris-Nanterre, membre du Laboratoire parisien de psychologie sociale & Équipe éducation familiale et interventions sociales, autrice de Le contrôle coercitif : au cœur de la violence conjugale (Dunod, 2023), et Éric Corbaux, Procureur général près la Cour d’appel de Poitiers et président de la Conférence Nationale des Procureurs Généraux.

Éric Corbaux : “On a tous été confrontés dans notre pratique judiciaire à ce qu’on appelle la ‘mauvaise victime’, celle qui vient porter plainte et puis qui retourne dans le foyer, celle qui vient dire à l’audience ‘non, mais je retire ma plainte’. Il faut connaître ces concepts pour savoir, comprendre et expliquer pourquoi justement cette contrainte, ce contrôle coercitif conduit à ce comportement et se positionner non plus du côté de la victime, mais se positionner du côté de l’auteur et dire voilà quels sont les moyens qu’il a utilisés pour contraindre, pour surveiller, pour suivre, pour empêcher de faire à la victime.”

Andreea Gruev-Vintila : La violence conjugale, qui est la forme la plus fréquente de violence faite aux femmes, n’est pas une question de pathologie personnelle ou de conflit conjugal ou parental, mais une forme de violence sociale qui est presque toujours associée au moyen de contrôler, contraindre, minorer la partenaire. Et donc, dans un contexte où la violence physique est moins acceptable, il y a eu juste une mutation des moyens de domination des femmes qui passe par la captation des ressources des femmes et l’exploitation des ressources qu’elles amènent dans les relations.”

Eric Corbaux : “Le contrôle coercitif est un élément d’alerte aussi. Attention, lorsqu’il y a du contrôle coercitif, ça peut aller très loin, jusqu’au féminicide, c’est donc un élément très fort.”